Haha! Arrête un peu de faire l'imbécile et vient un peu voir.

Satsuki fit chauffer de l'eau dans une casserole, après quoi elle sortit du réfrigirateur une grosse pièce de boeuf enveloppée dans du papier. Elle la considéra ; ça faisait beaucoup. Alors, d'un coup bien placé, elle trancha le morceau par le tiers et récupéra une partie.

Celui-là, c'est à la japonaise. On le fait bouillir avec des légumes et des champignons, des herbes aussi. Mais d'abord il faut le couper très fin, comme ça.

Satsuki se mit à arracher à l'aide d'un couteau de minuscules pellicules de viande. À croire qu'elle voulait nourrir une souris avec de la couenne. Enfin, vu la taille des bols auxquels étaient destinés la recette, ça semblait normal. Satsuki se tourna vers Karasu tout en travaillant et le considéra avec un sourire. Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas passé de moments comme ça.

Tu sais, Oniichan... Tu es très différent de lui, mais malgré tout, des fois, tu me fais penser un peu à mon senpai... Celui que j'avais quand j'étais petite...

...Mort.

Satsuki gardait les yeux fixés sur sa viande, et continuait son travail tout en souriant toujours comme si de rien. Mais quelque chose dans son regard avait changé, et ses sourcils s'étaient crispés très légèrement en une expression de tristesse. Elle souriait comme si elle se moquait un peu de la vie et du temps qui passe.

Oh, ça fait longtemps maintenant. J'avais quoi? Neuf, dix ans...? Quand il est mort. Il s'était battu. Et il a été mortellement blessé, et puis voilà.

Satsuki avait dit ça tout naturellement. Elle ne voulait pas inquiéter Karasu en laissant transparaître un surplus de tristesse inutile. Elle avait fait son deuil. Et elle continuait de penser à son senpaï, elle allait sur sa tombe. Il lui avait dit de gentilles choses avant de mourir, et elle ne les oublierait pas. Jamais.

Excuse-moi...

Satsuki s'était arrêtée de travailler, cette fois, et baissait les yeux d'un air honteux. Karasu avait raison. Et c'était bien à cause de ce genre de choses qu'elle avait failli faire des morts, ce fameux jour. Ce serait idiot de recommencer.

C'est juste que... Il m'avait dit de ne pas être trop triste après sa mort. Il m'avait dit d'aller de l'avant comme je le faisais... Bon, évidemment, j'ai quand même jamais réussi à oublier ce moment, mais... C'est sa faute, après tout.

Elle parlait de cette fois de l'instant où, par accident, elle avait surpris son senpaï en train de se battre violemment avec ce type armé d'un couteau. Elle avait essayé de les arrêter, mais, toute petite qu'elle était, elle avait fini projetée contre un mur, en larmes. Le couteau était tombé au mauvais endroit. Son senpaï avait été gravement blessé. Et, quelques temps plus tard, il succombait à sa blessure. Évidemment, elle n'était pas la seule à avoir été affectée par sa mort. Mais ça avait causé dans sa petite tête d'enfant un traumatisme dont elle n'arrivait pas à se défaire. C'était depuis ce jour-là, tout particulièrement, qu'elle honnissait tellement les bagarres, et cette haine s'était développée ensuite tout au long de sa vie.

...Crétin, crétin, crétin de senpaï! Il m'avait vue, et il ne s'est même pas arrêté...

Satsuki se défoulait cette fois sur un gros champignon auquel elle venait de faire la tête en étoile, qu'elle posa d'un coup sur une planche à pain et commença à couper à toute vitesse avec son couteau à légumes. Sauf qu'évidemment, comme elle avait l'esprit ailleurs, bien des années plus tôt, elle était déconcentrée. Tout ça, d'ailleurs, ne lui ressemblait pas, et c'était pourquoi Satsuki appréhendait tant de ressasser de vieux souvenirs... Bref, cette déconcentration lui valut soudain que le couteau la coupa d'un coup sec sur le côté de l'index. La jeune fille s'arrêta brusquement. Un filet de sang s'écoula sur la planche à côté de la chair blanche du champignon.

...Aïe...

Mmmh...

La réponse était un peu faible, mais c'était tout ce dont Satsuki était capable pour le moment. Elle tint un instant son doigt en l'air, contemplant la coupure ; au moins, ça ne saignait plus.

C'est de sa faute... Si je ne me concentrais pas assez. C'est rien que de sa faute.

Satsuki ne comprenait pas. Son senpaï était mort, depuis des années. Comment ça se faisait que son cas l'énervait toujours autant aujourd'hui? Ce n'était pas son genre pourtant de ressasser les vieilles choses passées depuis longtemps. Et ça ne lui plaisait pas. Ça l'énervait, même. En faisant style de rien, Satsuki déglutit et versa les légumes et la viande dans l'eau bouillante en les poussant du plat de la lame de son couteau. On ne pouvait pas distinguer son visage, mais l'espace d'un instant, elle porta sa main à sa joue comme pour essuyer une larme.

Je... Devrais pas penser à ça.

...Non, tu as raison.

Satsuki s'efforca de sourire, comme pour se moquer un peu d'elle-même.

Mais qu'est-ce qui me prend, comme ca, de chercher des coupables pour des choses dont personne n'est coupable... Je devrais avoir honte. Et puis, ca me ressemble pas.

À bien y réfléchir, ce n'était pas non plus la première fois que l'histoire de son senpaï la faisait réagir bizarrement. Elle se souvint de la fois où elle avait déliré, en plein coeur d'une maladie. Médusa, qui était là, l'avait même commentée comme "folle". À cette pensée, son coeur se serra.

Mh. C'est une certitude, il faudra que j'apprenne à mieux me contrôler de ce côté-là. Gomen, Oniichan... Gomen, minna.

Oniichan...

Satsuki fixait Karasu avec des yeux un peu larmoyants, en se tenant les joues. Elle avait honte d´elle, sachant pertinemment que Karasu avait raison, et elle était vexée, aussi, un peu. Toute cette histoire lui avait toujours échappé et ca l´énervait. Ca lui avait toujours rendu la vie plus difficile...

Itai...

Elle resta silencieuse un bon moment, toujours un peu vexée, se reprenant en détournant cette fois le regard. Elle fixait le sol, la tête un peu tournée sur le côté, avant de se lâcher les joues et de se tourner vers Karasu à nouveau.

Oui. C´est mauvais pour la santé... Demo, tu ne devrais pas fumer du tout, Oniichan. Enfin, ca... C´est tes affaires.

Elle parlait d´une petite voix effacée, comme une gamine qui boude. Karasu le savait bien, qu´elle lui en voulait de se ruiner la santé ainsi. Et pourtant elle ne pouvait rien faire contre.

Médu-chan n´est pas une "drôle d´amie". Médu-chan est Médu-chan, c´est tout.

À vrai dire, Satsuki s´en voulait encore, d´avoir mal réagi ainsi au fait que Médusa soit une démone. On l´avait engueulée franchement un jour pour ca. Qui? Étrangement, elle avait oublié... En tout cas une bonne manière de démontrer que Satsuki avait fait de la discrimination mal placée. Dont elle comptait bien se racheter. Mahora était comme elle était, pleine de démons, de magiciens, d´autres créatures étranges que sais-je encore, et Satsuki n´avait aucun problème à vivre avec, après tout...
´
Médu-chan est une fille mignonne avec beaucoup de personnalité. Et j´ai honte d´avoir eu le comportement que j´ai eu à son égard, voilà.

Mmh, mmh.

Satsuki acquiesca deux fois de suite, pour les deux commendements de son Oniichan. Elle avait complètement oublié les commandes avec tout ca... Heureusement que ce n´était pas à ce point-là heure de pointe. Elle se remit donc au travail, cette fois avec une ardeur qui lui allait bien. Bien qu´elle bosse vite, elle ne faisait aucune erreur, capacité qui lui était louable mais à laquelle elle était à présent habituée. Karasu devait sans doute être capable d´en faire autant. La jeune fille ne savait pas exactement jusqu´où s´étendaient les capacités de ce dernier en matière de cuisine. Il était novateur, c´était sûr. D´un autre côté, il se comportait avec elle comme un grand frère et pouvait en revanche parfois faire preuve de perversité... Par moments elle ne savait pas trop quoi penser de lui. Elle l´aimait beaucoup, c´est tout.

Jamais.

Satsuki s'arrêta de travailler, le regard dans le vague, une petite suite de secondes, avant de se remettre à l'oeuvre. Elle avait déjà presque terminé. Elle se concentrait sur son travail, tout en répondant à son Oniichan avec tout son coeur.

...Jamais. C'est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, et c'est encore le meilleur moyen d'oublier mes problèmes. C'est la concrétisation de mon rêve chaque jour un peu plus... Et puis, je rencontre des gens. Chaque jour les mêmes, ou chaque jour des nouveaux. Des fois, ça me donnerait presque envie de m'asseoir avec eux pour discuter, pour partager leur bonheur. Un bonheur que je leur donne avec ma cuisine. C'est un joli rêve, n'est-ce pas, Oniichan...?

Satsuki avait à présent disposées les boîtes vapeur les unes sur les autres et se tournait vers Karasu avec un sourire radieux. Rien que de parler de tout ça la rendait rayonnante. Si Satsuki n'était pas un canon à proprement parler, ses sourires étaient toujours terriblement mignons et réconfortants.

Ça me permet aussi d'être avec les gens que j'aime... Médusa-chan, Lingshen, Oneechan, Lenny-kun... Rikuo-chan... Et puis toi, Oniichan... Des gens très importants pour moi!

Le temps n'est pas un facteur important.

Satsuki fit un clin d'oeil à Karasu en disant cela.

T'inquiète pas. Je sais ce que je fais. J'ai cours bientôt, c'est vrai, mais je ferme dès que j'ai fini avec ces clients-là. Crois-moi, j'ai jamais été prise par le temps, Oniichan.

Et c'était vrai. Pour simple exemple on pouvait citer que nul ne savait où Satsuki passait la nuit, et nul ne savait quand elle se couchait et quand elle se levait... Le soir quand on s'en allait tard elle était encore en train de travailler, et le matin quand on arrivait elle balayait les feuilles mortes à l'entrée du stand. Égale à elle-même. Dommage pour le malheureux people d'ailleurs, quand on sait que Satsuki est d'un niveau de moe défiant toute concurrence quand elle dort. Bref, parenthèse fermée, cette histoire de temps était également vraie dans ce qu'elle en faisait tous les jours. Imaginez. Satsuki avait le temps, en une journée, de servir ses clients au Chao Bao Zi, d'aller en cours, d'aller au cours de rattrapage, d'assurer la préparation des repas pour les élèves, de s'occuper du club de cuisine, récemment d'apporter son aide à Machi pour l'aider à exprimer ses sentiments, de garder une hygiène de vie convenable et même de flâner. C'est fou, non? Comment une fille qui fait toujours preuve d'une telle nonchalance naturelle pouvait réaliser tant de choses en une journée, ça restait inexplicable. Mais elle avait confiance en cette capacité-là. Bref bis. Satsuki se leva donc, les plats préparés en main, et alla servir le petit groupe d'élèves qui restait. Elle leur expliqua deux ou trois petites choses, il répondirent par un petit signe de tête et elle revint avec son calme habituel sous le stand.

Ils se montrent compréhensifs, tu vois. Eux aussi ont cours et ne vont pas trop traîner. Plus qu'à me changer et à récupérer mes trucs, une fois qu'ils auront terminé. Du reste, ça ira.

O... Oniichan... Ne soit pas désappointé comme ça...

Satsuki en était à présent à la vaisselle. Or, elle s'était arrêtée encore un instant à quelques secondes de la fin pour regarder son "grand frère". Évidemment, Karasu ne faisait pas exception à la règle, et Satsuki pouvait, en l'observant un peu, percer ses sentiments à jour.

...Je... Je suis désolée que ça n'ait pas marché pour toi, pour le moment... Demo, Oniichan, je crois en toi... Je sais que tu peux y arriver... D'accord?

En disant cela elle avait pris la main de Karasu dans la sienne et serrait un peu le tout contre elle, comme ça, comme pour le réconforter. Elle lui souriait toujours du même sourire encourageant quoi qu'il arrive. Au bout de quelque secondes elle relâcha la main, et fila derrière un paravent, attrapant son uniforme posé sur une chaise au passage.

Bon, je finirai la vaisselle ce soir! J'ai récupéré la paye, je ramasserai les plats plus tard, 'faut que je me change!

Oniichan.

Satsuki avait changé de voix. Enfin, vous savez, ces voix de filles d'animes quand elles sont dans une colère noire. Classique. Dans le cas présent, Satsuki, avec pas moins sur elle que sa jupe d'uniforme et un soutien-gorge, fixait Karasu de la tête de zombi qu'elle réservait habituellement aux brutes de service.

...Alors, il paraît que c'est la faute à l'huile, hein..? Comment ça arrive dans les mangas, quand ça se passe comme ça?

Tout en parlant cependant, elle mettait sa chemise cependant comme si de rien n'était. Seule sa tête laissait transparaître son humeur.

Je suis censée ne pas te laisser le bénéfice du doute. Je suis même censée être très méchante avec toi... Nee? Je suis censée te punir pour avoir été un pervers...

Satsuki lâcha d'un geste sec sa tenue à présent inutile sur l'assise d'une chaise qui se trouvait là, et, alors qu'elle avait terminé, considéra Karasu de haut, les mains sur les hanches.

...Mais on n'est pas dans un manga. J'espère que tu t'es pas rincé l'oeil.

O... Oniichan! Tu es blessé...

Satsuki eut cette première réaction. Elle s'approcha donc de Karasu un torchon en main, mais quelque chose clochait dans tout ça. Le sang. Le sang avait à moitié fait fondre le couteau. Et il était... Bleu. Le sang, c'est rouge, normalement, non? Ou alors il souffrait d'une maladie et d'un excès de sang non-hématosé? C'était possible?

Comment...?

...Qu'est-ce que c'est.

Eh oui, ça avait l'air limite d'une phrase affirmative. C'était pourtant bien une question. Il y avait quelque chose de pas normal. Satsuki se sentait inquiète et de plus en plus mal à l'aise. Pourquoi ça? Et qu'est-ce que ça signifiait? Du sang bleu. Satsuki sentit une nausée monter en elle et s'écarta de Karasu en secouant la tête sur le côté. On aurait dit que ça l'effrayait franchement. Mais après tout il y avait de quoi, non? Oui, elle avait peur, et ses paroles se changeaient en un suffoquement aiguë. Elle ne comprenait pas et se demandait si Karasu, lui, savait de quoi il s'agissait.

Oniichan! Ton sang! Il... C'est pas normal! Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça signifie?